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Transmettre une philosophie de la tolérance : la collection Hoffmann et l’enseignement de Raymond Klibansky à l’Institut d’études médiévales
Carrefour des arts et des sciences, Université de Montréal 20 mars au 15 juin 2018 Commissaire : Philippe Despoix. L’exposition Transmettre une philosophie de la tolérance a pour origine une découverte exceptionnelle faite récemment par le professeur Philippe Despoix, spécialiste de la pensée germanique du XXe siècle au Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal (UdeM)[1]. Il s’agit d’un rare tiré à part d’un article d’Aby Warburg de 1922, Italienische Kunst und internazionale Astrologie im Palazzo Schifanoia zu Ferrara [Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à Ferrare], trouvé dans les rayons en libre accès de la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal (BLSH) – un exemplaire offert en 1925 par Warburg lui-même au philologue et philosophe allemand Ernst Hoffmann, professeur à l’Université de Heidelberg[2]. La présence de ce livre au Québec remonte à 1952, alors que l’Université de Montréal acquiert la bibliothèque personnelle de Hoffmann sur le conseil d’un de ses anciens élèves, Raymond Klibansky, alors professeur à l’Université McGill et à l’Institut d’études médiévales de l’UdeM. Cette impressionnante collection de plus de 6000 titres était alors, en Amérique du Nord, l’une des meilleures dans les domaines de la philosophie et de la philologie anciennes et contenait de nombreux ouvrages rares, dont des éditions de la Renaissance et un manuscrit inédit d’Ernst Cassirer sur Pic de la Mirandole[3]. Avec la fermeture de l’Institut en 1989, l’ensemble fut dispersé entre la section des livres rares et la collection générale en libre accès de la BLSH. Transmettre une philosophie de la tolérance est le premier résultat d’un long travail de reconstitution de la collection d’Hoffmann à partir d’anciennes fiches catalographiques, mettant ainsi de l’avant non seulement l’histoire intellectuelle européenne du XXe siècle, mais aussi ses effets sur la vie académique montréalaise grâce à la présence et à l’enseignement de Raymond Klibansky. Le problème de la transmission des savoirs trouve un ancrage significatif dès le titre de l’exposition et est au cœur de son propos. En effet, on y aborde la question de la transmission d’une philosophie de la tolérance depuis l’Antiquité, bien entendu, mais aussi la question de la transmission de la production académique du XXe siècle à travers une histoire des réseaux intellectuels en Europe et en Amérique avant et après la Deuxième Guerre mondiale, l’histoire de l’édition scientifique et celle de la consolidation des sciences humaines et sociales en Allemagne. Ces différents champs de production et de transmission savantes sont présents dans les six sections de l’exposition, composées, à l’exception de la dernière, surtout d’ouvrages de la collection Hoffmann : I. Sauvegarde de la tradition antique; II. Transmission du platonisme au Moyen Âge; III. Renaissance et Philosophie Naturelle; IV. Tolérance et idéaux des Lumières; V. La Bibliothèque Warburg; VI. L’Institut d’études médiévales. À cette division, s’ajoute un présentoir indépendant contenant des « traces d’un réseau intellectuel », des livres dédicacés, des lettres et différents documents témoignant des relations de Hoffmann avec Klibansky, Franz Boll, Ernst Cassirer, Hannah Arendt et d’autres. Cet ensemble coïncide avec le parcours académique, ainsi que les engagements intellectuels et politiques de Raymond Klibansky. Les six sections de l’exposition peuvent être divisées en deux catégories : d'abord les sections I à IV regroupant les intérêts de recherche de Klibansky – le platonisme et les philosophes de la tolérance, tels que Nicolas de Cues, Maître Eckhart, David Hume et John Locke –, puis les sections V et VI témoignant de son engagement institutionnel envers la Bibliothèque Warburg et à l’Institut d’études médiévales de l’UdeM[4]. Si, de prime abord, la section V, portant sur la Bibliothèque Warburg, semble concerner plus directement l’histoire de l’art, il serait regrettable de la comprendre de manière isolée, la richesse de l’exposition étant, au contraire, la mise en évidence du réseau transdisciplinaire dans lequel la collection Hoffmann s’est constituée. Cette section est composée de deux parties. La première s’organise autour de Italienische Kunst und internazionale Astrologie im Palazzo Schifanoia zu Ferrara, où, afin d’expliquer le cycle de fresques du palais Schifanoia, Warburg retrace les chemins de la transmission des connaissances astrologiques antiques, depuis leur voyage de l’Europe vers l’Orient jusqu’à leur retour en Europe durant la Renaissance italienne. Alignés les uns à côté des autres, en arabe, en hébreu, en ancien français ou en latin, nous voyons les ouvrages ayant permis à Warburg de comprendre les traditions astrologiques antiques qui, dans le cycle du palais Schifanoia, apparaissent sous des couches d’emprunts orientaux témoignant d’un long parcours de transmission des savoirs. La deuxième partie de la section s’organise autour du célèbre Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, écrit par Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl[5]. On y montre l’histoire accidentée de cet ouvrage dont la première version, en allemand, préparée avant la Deuxième Guerre mondiale, n’a jamais été publiée et dont une deuxième version, en anglais, ne paraitra qu’en 1964, après que Klibansky eut vaincu les résistances de Panofsky. Dès lors, on a affaire à une histoire de l’art qui se fait à l’intérieur du champ élargi de la Kultur, un concept cher à Warburg et qu’il intègre d’ailleurs au nom de sa bibliothèque (Kulturwissenschftlisches Bibliothek Warburg). Dans un article publié dans le dossier en hommage à Raymond Klibansky paru dans RACAR en 2000, celui-ci affirme que la Kultur dans la pensée de Warburg est définie par deux aspects complémentaires : d’un côté, l’expression créatrice d’un peuple et la manière dont elle s’incarne dans la religion, la philosophie, la langue et, bien évidemment, dans les productions artistiques ; de l’autre, une « mise en valeur des symboles universels qui transcendent les spécificités culturelles »[6]. S’inscrivant dans cette lignée, Transmettre une philosophie de la tolérance compose une histoire intellectuelle à multiples temporalités et géographies où l’histoire de l’art, la philosophie, la philologie, ainsi que l'étude des mythes et des religions s’articulent dans le projet warburgien d’une science de la Kultur, d’une Kulturwissenschaft. Abordés de manière transdisciplinaire, deux processus historiques de transmission des savoirs se font ainsi écho dans l’exposition : la transmission de la tradition antique et la transmission, de part et d’autre de l’Atlantique, d’une pensée de la Kultur. Ce double intérêt est d’ailleurs clairement énoncé dans une projection de deux cartes géographiques qui se succèdent en looping sur l’un des murs de la salle : l’une représentant « la migration des idées depuis l’antiquité », l’autre, la peregrinatio academica[7] de Hoffman, Cassirer et Klibansky, soit « l’exil des hommes et des livres ». La proposition du commissaire d’une exposition en tant que lieu pour l’articulation de deux récits d’histoire intellectuelle n’est pas anodine et a pour effet d’insister sur les conditions matérielles de la transmission des savoirs lorsque les objets et procédés qui rendent possibles leur sauvegarde et circulation sont tangibles (images, traductions d’ouvrages, collections, bibliothèques et ainsi de suite). L’exposition met ainsi en évidence l’aspect autoréflexif de toute histoire intellectuelle, dont la démarche de reconstitution de la collection Hoffmann est un exemple. En nous présentant des supports matériels de la pensée (tantôt la tradition antique avec les ouvrages de la Renaissance, les fresques du palais Schifanoia ou encore Mélancolie I de Dürer, tantôt la tradition de la Kulturwissenschaft avec, par exemple, le tiré à part de Warburg), Transmettre une philosophie de la tolérance s’inscrit dans une démarche de fixation et de transmission de traditions savantes. La section dédiée à la Bibliothèque Warburg nous intéresse plus particulièrement dans ce contexte non seulement parce qu’elle introduit l’histoire de l’art dans un réseau savant élargi, mais surtout parce qu’elle est, dans l’exposition, le moment où l’Amérique du Nord intègre ce réseau. En tenant compte de la question de l’autoréflexivité, c'est là le moment où l’on fait voir côte à côte des indices de deux moments clés de l’histoire de la collection Hoffmann à Montréal : son arrivée en ville – l’histoire éditoriale nord-américaine de Saturne et la Mélancolie étant l’indice de la présence déterminante de Klibansky pour cette acquisition – et sa reconstitution et mise en exposition après trente ans de dispersion – un processus qui débute au moment de la découverte du tiré à part de Warburg à la BLSH. En outre, à la croisée de deux récits, la mise en évidence de la longue histoire de l’élaboration – ou des élaborations – de Saturne et la mélancolie nous permet de comprendre comment le problème de la tolérance – ou celui de l’absence de tolérance – n’est pas, dans l’exposition, qu’un thème ou un objet que l’on présente, mais aussi un élément central d’une histoire politique et intellectuelle dont l’exposition est l’épisode le plus récent. Saturne et la Mélancolie est le couronnement du projet de Kulturwissenschaft de Warburg, un aboutissement qui a lieu dans un contexte marqué par de nombreux exils : ceux d’intellectuels juifs allemands tels Klibansky et Panofsky autour de la Deuxième Guerre mondiale et aussi ceux d’objets et de livres telles la bibliothèque de Warburg déménagée à Londres et la collection Hoffmann à Montréal. Au final, l’exposition nous conduit à réfléchir sur l’actualité des enjeux qui y sont abordés, notamment en ce qui concerne les arts et l’histoire de l’art en tant que discipline. Transmettre une philosophie de la tolérance nous permet de situer à l'intérieur d’une longue tradition les débats actuels ayant trait à la tolérance et aux migrations forcées. Quels idées, livres et images sont contraints à l’exil, par exemple, dans le cadre de la crise que vivent des centaines de milliers de réfugié.e.s en Europe aujourd'hui ? Au moment où « l'histoire globale » et « l’art global » (plus souvent désigné par l’expression anglophone global art) occupent un espace de plus en plus important dans les recherches universitaires, quelles sont les possibilités et les responsabilités de l’histoire de l’art en tant que discipline en ce qui concerne les formes matérielles, voire artistiques, de transmission d’une pensée de la tolérance ? Ces mêmes questions réaffirment la pertinence du retour aux travaux d’Aby Warburg et l’intérêt à porter au réseau savant s’articulant autour de sa bibliothèque, puisque le concept de Kultur implique une « mise en valeur des symboles universels qui transcendent les spécificités culturelles »[8]. Cette exposition, en rappelant la place de l’histoire de l’art à l’intérieur d’un champ disciplinaire élargi, nous montre comment le global, en tant que concept, sous des airs de nouveauté académique, relève d’une tradition intellectuelle possédant un ancrage montréalais depuis près de 70 ans – une tradition que les recherches actuelles en histoire de l’art gagneraient à revisiter. Diogo Rodrigues de Barros est doctorant en histoire de l’art et chargé de cours à l’Université de Montréal. [email protected] [1] L’exposition Transmettre une philosophie de la tolérance a été organisée par le groupe de recherche Raymond Klibansky et le réseau de la Bibliothèque Warburg et par le Centre de recherches intermédiales (CRIalt), en collaboration avec le Centre d’études médiévales et la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’Université de Montréal. [2] Aby Warburg, Italienische Kunst und internazionale Astrologie im Palazzo Schifanoia zu Ferrara, Rome, Maglione e Strini, 1922. [3] Ernst Cassirer, Pico della Mirandola, manuscrit allemand inédit, collection Ernst Hoffmann, Université de Montréal, 1938. [4] Sur le parcours intellectuel de Raymond Klibansky et ses engagements politiques pour une philosophie de la tolérance, voir Raymond Klibansky, La philosophie et la mémoire du siècle. Tolérance, liberté et philosophie. Entretiens avec Georges Leroux, Paris, Les Belles Lettres, 1998. [5] Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (1964), trad. Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1989. [6] Raymond Klibansky, « La notion de Kulturwissenschaft », RACAR Revue d'art canadienne/Canadian Art Review, vol. 27, n° 1–2, 2000, p. 145. Sur la même notion, voir aussi Edgar Wind, « Warburg’s Concept of Kulturwissenschaft and its Meaning for Aesthetics » (1930), dans Donald Preziosi, dir., The art of art history: a critical anthology, New York, Oxford University Press, 2009, p. 189–194. [7] Georges Leroux emploie peregrinatio academica, expression des humanistes de la Renaissance, pour caractériser les déplacements de Klibansky entre Allemagne, France, Angleterre et Canada. Georges Leroux, « Introduction », dans Klibansky, La Philosophie et la mémoire du siècle, op. cit., p. IX. [8] Klibansky, La Philosophie et la mémoire du siècle, op. cit., p. 145. Vertical Divider
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