Erin Manning et Brian Massumi
Pensée en acte : vingt propositions pour la recherche-création Dijon : Les presses du réel, 2018 135 pp. (relié) 12 € ISBN 9782378960391 À la fin de 2018 paraissait dans la « Petite collection ArTeC » des presses du réel Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création d’Erin Manning et de Brian Massumi. Traduction partielle de Thought in the Act: Passages in the Ecology of Experience publié à l’University of Minnesota Press en 2014, l’ouvrage est le résultat d'une collaboration entre Erin Manning, praticienne et théoricienne de l'art professeure en arts visuels et en cinéma à la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia, et Brian Massumi, spécialiste et traducteur du travail de Deleuze et Guattari, qui a mené une longue carrière au Département de communications de l’Université de Montréal où il demeure professeur associé. Pensée en acte présente un bilan des réflexions développées par les auteurs à travers le SenseLab. Fondé et dirigé par Manning, le SenseLab est un laboratoire de recherche-création montréalais dont l’objectif est de créer des environnements de rencontres entre chercheurs et artistes. Depuis 2004, des groupes de lecture, des cycles de conférences et autres événements y sont cocréés collectivement afin d’initier des processus expérimentaux et transdisciplinaires où la pensée émerge comme forme de création et où la création est reconnue comme un travail de la pensée. Ces processus, très influencés de Whitehead, Deleuze, Guattari et Nietzsche, ont pris dans les dernières années une dimension internationale, grâce notamment à un programme de résidences, à une série de publications des membres du laboratoire et à la création d’un réseau de partenaires en Amérique du Nord, en Europe et en Australie. La section principale du livre, écrite par ces auteurs, s’ouvre sur une mise en garde contre la tendance à la capitalisation de la recherche-création. D’emblée, ils annoncent ce qui apparaîtra comme le principe directeur de l’ouvrage : penser la recherche-création comme une pratique de la « critique immanente », suivant l’expression de Deleuze et Guattari. Pour eux, cela suppose d’habiter la complexité des processus impliqués dans la rencontre entre la création artistique et la recherche en sciences humaines que permet la recherche-création, de rester au milieu des tensions économiques qui la constituent, et ce, sans projeter de résultats prédéterminés. Contre sa récupération par le néolibéralisme, les auteurs proposent d’investir les institutions qui tentent de la formater vers la production de « livrables » pour l’industrie et d’imaginer une alternative de résistance anticapitaliste. L’ouvrage se donne comme objectif de préciser cette alternative dans une liste de propositions illustrées par certaines initiatives du SenseLab. À partir de Danser le virtuel, par exemple, où danseurs et philosophes se sont réunis à l’été 2005 pour penser ensemble le mouvement du corps et le mouvement de pensée, les auteurs expliquent le « pragmatisme spéculatif » (p. 37) depuis lequel il faudrait envisager la recherche-création. Selon eux, un projet de recherche-création n’est pas un processus d’idéation élaboré en amont, mais un travail à partir des potentiels inhérents à l’événement lui-même et aux protocoles qui lui sont sous-jacents au moment même où l’événement se déroule. À partir de ce même exemple, les auteurs imaginent des manières d’envisager la recherche-création comme un travail de création collective sans imposer un cadre fixe déterminant des modalités de participation ni basculer dans l’improvisation entièrement indéterminée. Ils invitent à « inventer des techniques de relation » (p. 40), à « concevoir des contraintes encapacitantes » (p. 41) et à « inventer des plateformes de relation » (p. 51) permettant, à partir de la contrainte, de créer les conditions favorables à l’émergence de nouvelles manières de penser. Les auteurs citent un autre projet du SenseLab, la Société de molécules, un événement où ces protocoles de création collective ont été mis en pratique simultanément à différents endroits à travers le monde, avec la participation de cellules locales du SenseLab. La dimension diplomatique de ce projet montre que la recherche-création ne doit pas viser la création d’une communauté consensuelle au sein de laquelle les citoyens peuvent se fédérer, mais doit plutôt inciter chacun à rester sensible aux singularités au sein du collectif. Avec l’exemple de Générer l’impossible, organisé à la Société des arts technologiques en 2011, les auteurs défendent une recherche-création pensée comme un processus qui trouve sa forme dans l’« ici et maintenant » de son automodulation et qui se conceptualise comme un don partagé dans un rituel d’hospitalité. Au final, à travers les projets donnés en exemple, les auteurs souhaitent que la recherche-création soit l’occasion d’aménager une économie de la relation où les valeurs qualitatives de la vie humaine retrouvent leur importance au seuil d’un système économique obsédé par le calculable. À l’évidence, Manning et Massumi défendent une vision relationnelle de la recherche-création, loin des expérimentations technologiques des humanités numériques en phase avec le besoin d’innovation grandissant des industries à l’ère de l’économie du savoir. Pensée en acte peut se lire comme une collection de repères conceptuels permettant de mieux définir certaines pratiques d’art contemporain associées à l’art participatif, issues ou non d’une démarche de recherche-création. Un exemple serait la forme du workshop que Claire Bishop tentait de définir en 2012 dans son ouvrage Artificial Hells: Participatory Art and the Politics of Spectatorship sous le terme « pedagogic projects ». Elle s’intéressait alors à ces ateliers initiés par des artistes désireux à la fois d’importer le potentiel politique de la relation d’apprentissage en art et de réinventer l’éducation par des méthodologies de création artistique. Contrairement à Bishop qui les aborde comme des œuvres participatives à considérer esthétiquement, Manning et Massumi offrent des outils pour envisager ces ateliers comme des démarches relevant d’un processus de recherche collectif et relationnel ouvertes à la sérendipité. Conçus ainsi, ce ne sont plus des projets prédéterminés par l’artiste suivant une intention initiale comme le fait dans une large mesure Bishop, mais des processus résistant délibérément à une ontologie qui les coincerait de nouveau dans la fixité de l’objet esthétique traditionnel. Des questions complexes comme la technicité et le devenir-forme du processus de création collective, entre autres, se trouvent dans l’ouvrage pleinement investiguées avec une minutie dont le revers est toutefois un niveau d’abstraction parfois encombrant quoique nécessaire pour traduire ces initiatives qui résistent à l’idée même d’œuvre. Les vingt propositions de Manning et Massumi sont accompagnées dans l’ouvrage de deux textes inédits. Composant plus du tiers de la publication, cet appareil critique vise à présenter la pensée de ces auteurs au public francophone et à poursuivre les réflexions au-delà du contexte canadien. La préface présente la recherche-création comme une « mode dans le milieu nord-américain » que l’auteur, Jacopo Rasmi, analyse d’après une philosophie du processus où penser et sentir se réalisent dans l’immanence de l’événement par un sujet décentré par la relation. Dans une longue postface, Yves Citton, théoricien français de l’archéologie des médias, revient à la fin de l’ouvrage sur la dangereuse proximité entre la recherche-création et les exigences du néolibéralisme. Depuis une politique du « faire avec » que l’on retrouve également dans son essai Gestes d'humanités, Citton imagine une recherche-création qui répondrait à un besoin de réinvestissement des dimensions qualitatives de la vie humaine dans nos sociétés où seules les valeurs quantitatives semblent importer. Ainsi trouverait-elle sa place, comme voie de contournement du calculable en créant des formes centrées sur l’émergence de collectifs dans l’événement, qui visent le partage de façons de faire et de manières d’être dans la relation, ouvertes à la dérive, à l’exploration d’inattendus. L’édition française ne contient pas de traduction de la première partie de l’édition originale, « Passages », où les auteurs envisagent art et philosophie comme deux manières de penser complémentaires à partir des travaux d’Alfred North Whitehead et des architectes et artistes Shusaku Arakawa et Madeline Gins notamment, ni la traduction de la dernière partie, le « Postscript », qui propose un récit complet du projet Générer l’impossible. Pour Citton, il s’agit de « laisser [l]e futur ouvert » (p. 98), peut-on lire dans une justification plutôt laconique de ces choix. La préface et la postface participent donc d’une entreprise plus large d’adaptation pour les lecteurs français plutôt que d’une simple traduction des propositions de Manning et Massumi, ce qui étonne au premier abord pour une pensée qui promeut justement le décentrement et la différence. Cette adaptation a toutefois ses avantages, puisqu’elle permet d’esquisser une rencontre entre deux traditions géographiquement situées de recherche-création, ce qui est rare, surtout considérant le peu d’ouvrages publiés sur la question en français autant au Canada qu’en France. À titre d’exemple, comme Contre-temps : de la recherche et de ses enjeux de Pierre-Damien Huyghe (2017), Pensée en acte aborde les enjeux institutionnels et tente de mieux définir la pertinence de la recherche-création autant du point de vue de la recherche que de la création, mais il le fait en considérant à la fois la spécificité française et canadienne dans une proximité fructueuse avec la philosophie contemporaine. Comme Traiter de recherche création en art (2007), sous la direction de Monik Bruneau et André Villeneuve, l’un des seuls livres publiés sur le sujet au Québec dans la foulée du développement du programme de doctorat en études et pratiques des arts de l’UQAM, Pensée en acte peut se lire comme un manuel de recherche-création à l'attention des praticiens en quête de repères méthodologiques, en accordant toutefois une attention plus importante aux questions politiques qui traversent les frontières institutionnelles et géographiques. Dans une logique fidèle à leur conception de la recherche-création, Pensée en acte donne en partage, presque en mode « open source », de multiples points de vue exprimés depuis la philosophie, à partir des questions du processus, de l’immanence, du mouvement et de la gouvernementalité, et depuis la pratique, avec l’exemple des projets du SenseLab, mais aussi d’après un contexte français où la recherche-création prend de l’importance ces dernières années à travers des organismes comme l’École universitaire de recherche ArTeC, le doctorat du SACRe et le programme SPEAP de Bruno Latour à Sciences Po. À la fois portrait institutionnel croisé, manifeste d’une recherche-création relationnelle, guide méthodologique et essai philosophique, il esquisse à quatre voix des considérations politico-esthétiques nécessaires pour cerner une pratique indisciplinaire en quête de légitimité. Benoit Jodoin est doctorant en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal et à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). --[email protected] Vertical Divider
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