Rhodri Windsor Liscombe et Michelangelo Sabatino Canada. Modern Architectures in History Londres, Reaktion Books, 2016 390 pp. 200 similigravures £20. ISBN 9781780236339 Le 150e anniversaire du Canada est l’occasion idéale pour célébrer l’architecture moderne canadienne et la faire connaître d’un public élargi, et compenser ainsi un déficit d’appréciation. Telle est la motivation des professeurs Rhodri Liscombe et Michelangelo Sabatino, auteurs de l’ouvrage intitulé Canada, édité à Londres, par Reaktion Books, dans la série Modern Architectures in History, où il côtoie une dizaine d’autres titres. Lancée en 2006, avec un ouvrage sur la Finlande, la collection vise selon Vivan Constantinopoulos qui la dirige, à examiner les formes et les conséquences, tant positives que négatives, de l’architecture moderne et à explorer « les visions et révisions modernistes » en contexte national — artistique, économique, politique et social. En sept chapitres et près de 400 pages, Canada. Modern Architectures in History couvre une période démarrant en 1886, année de l’achèvement de la ligne transcontinentale du Canadien Pacifique ainsi que du réseau télégraphique, et se poursuivant jusqu’à aujourd’hui. Le premier chapitre titré « Modernity in Canada, 1886–1914 » constate l’émergence de la culture architecturale dans un Dominion dont la croissance économique ancrée dans l’exploitation des ressources naturelles et du commerce avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, de même que la croissance démographique nécessitaient la construction d’infrastructures et de bâtiments. Dans un pays largement dirigé par les colons d’origine britannique et où l’architecture répondait aux attentes des entreprises et des gouvernements ainsi que des personnes bien nanties, la modernité n’était pas exempte de contradictions, notamment entre avancement technologique et culture nourrie de tradition. Les styles historiques européens y restaient la norme esthétique. La Première Guerre mondiale changea la donne, en imposant l’efficacité de la mécanisation et en entraînant le déclin de l’Empire britannique. Après 14–18, la reprise économique fut de courte durée et la production bâtie n’atteignit jamais le niveau d’avant-guerre, avant que la Crise la stoppât et laissât en suspens les grands projets urbains spéculatifs. Par contre, ces conditions rigoureuses favorisèrent un retour critique sur la pratique qui mena aux portes du modernisme, malgré l’autorité persistante de la tradition sur le goût du public et des professionnels. Rendant compte de la modernisation du Dominion entre 1914 et 1945, sujet du deuxième chapitre, les auteurs insistent sur l’importance de la révolution dans le domaine des communications ; la multiplication des automobiles et le développement de la radiodiffusion jouèrent un rôle majeur en bouleversant les valeurs et en suscitant de nouvelles collaborations en design. Les chapitres 3 et 4 portent sur les années 1945–1967 et la Reconstruction dont les modalités avaient été définies par les gouvernements pendant la guerre, le premier examinant l’effet des politiques sociales sur l’architecture résidentielle et le second, sur la production bâtie liée à l’économie, à la culture et à la politique. Pour Liscombe et Sabatino, l’Expo 67 à Montréal constitue le point d’orgue d’une période au cours de laquelle le Canada acquit une influence internationale, voire de l’ensemble de l’ère couverte par le livre. Le second conflit mondial imposa une vision technocratique et collective de la profession d’architecte. Les auteurs soulignent cependant que la question du logement mise au centre des préoccupations des architectes, au Canada, comme aux États-Unis et en Europe, ne put tenir ses promesses du fait de l’opposition du milieu des affaires et de l’immobilier ; non seulement la Loi sur l’habitation fut-elle révisée en 1947 au profit de l’entreprise privée, mais les grands projets urbains supervisés par la Société centrale d’hypothèque et de logement ne furent pas complétés des équipements collectifs planifiés. Mis au service du capitalisme et de la consommation, le modernisme se popularisa, voire se banalisa alors qu’il configurait l’habitat de banlieue. Une exception cependant, la commande privée de maisons individuelles par l’élite. Par ailleurs, les années 1950 et 1960 voient la construction de nombreux équipements publics et commerciaux, résolument modernistes : « Modernism with a punch », l’intitulé du chapitre 4 dérive du titre d’un des articles du premier numéro de la revue The Canadian Architect lancée en novembre 1955. Les années de « post-reconstruction », qui se confondent presque exactement avec celles du gouvernement de Pierre-Elliot Trudeau, furent marquées par la mise en question du modernisme orthodoxe, universaliste, au Canada comme sur la scène internationale, cependant avec moins de virulence. Années de crises, Crise d’octobre au Québec et chocs pétroliers sur la scène internationale, et années de changements « considérables » en matière politique, économique et culturelle au Canada, avec l’adoption de la Charte des droits et libertés en 1982, la légalisation de l’avortement et l’amorce du désengagement de l’État dans le financement des infrastructures, non sans qu’au préalable le pays se fut doté d’édifices significatifs visant à représenter la nation, à Ottawa, Hull et Washington, entre autres, et dont les langages manifestent autant de tentatives pour repenser le modernisme en valorisant le contexte et la dimension narrative de l’architecture. Le contraste est aussi frappant en regard des échanges internationaux : l’architecture canadienne en plus de profiter des apports de l’immigration, toujours plus diversifiée, s’exporte maintenant. Le chapitre « Questionning Modernism 1967–86 » observe de plus les effets de l’intérêt retrouvé pour le passé, notant l’apparition de groupes en patrimoine et la multiplication des institutions archivistiques et muséales dédiées à l’architecture ainsi que l’éclosion de la recherche universitaire et de la publication dans le domaine. À plusieurs reprises, alors qu’ils relèvent les réalisations bâties caractéristiques de l’époque, les auteurs font des retours en arrière, pour souligner l’écart qui les sépare de celles des années 1950 et 1960. Le chapitre consacré aux trente dernières années observe comment les architectes canadiens ont réagi cette fois aux innovations qui ont changé la manière dont les édifices sont dessinés, construits et mis en marché, dans le contexte du néolibéralisme et de la mondialisation, et ainsi contribué à la « régénération » du modernisme. Dans un Canada qui participe maintenant au concert des nations et dont le centre de gravité économique et culturel s’établit plus à l’ouest, un pluralisme sociétal prévaut qui trouve écho en architecture. Si le logement est devenu une marchandise, certains architectes restent attachés à sa dimension sociale en travaillant pour des coopératives. Le tournant numérique n’a pas seulement transformé la forme des édifices, il a aussi permis à certains professionnels de conquérir le marché mondial, une redéfinition de la pratique qui n’est pas sans conséquence sur la taille des agences, hier petite, aujourd’hui, très grande pour certaines, ni sur la compréhension du lien entre architecture et identité culturelle. Son expression se joue de plus en plus localement, dans le rapport au contexte urbain ou au paysage naturel, sans tomber dans un nouvel éclectisme ou le néotraditionnalisme, du moins pour les professionnels ayant des ambitions plus culturelles que commerciales ou soucieux de développement durable. Le postmodernisme n’a jamais connu un même succès au Canada qu’aux États-Unis et quand la tentation historiciste l’emporte, la matérialité et la spatialité modernistes infléchissent les projets. Un programme a été particulièrement fructueux pour la régénération du modernisme, l’architecture scolaire. Cet ample récit suscite l’admiration vu le travail de synthèse qu’il exigea, d’autant plus que la production architecturale, qu’elle soit bâtie ou intellectuelle, est en croissance constante. Les quelques rares auteurs qui précédèrent Rhodri Liscombe et Michelangelo Sabatino sur cette voie ambitieuse eurent à traiter des corpus bien moins amples, même si la période couverte est plus longue. En 1966, dans Building Canada, réédition augmentée de Looking at Architecture in Canada (1958), Alan Gowans remonte aux premiers temps de la colonisation, et Harold Kalman même plus loin en 1994, aux premiers établissements humains nord-américains dans A History of Canadian Architecture. Dans l’ouvrage publié en 2016, de très nombreux exemples d’édifices et de grands projets urbains conçus par des professionnels canadiens, voire étrangers sont inventoriés. Les programmes d’usage, dans leur diversité, constituent une des armatures méthodologiques de l’étude, chaque chapitre relevant de manière systématique les réalisations remarquables dans les domaines du logement, des infrastructures de transport et des équipements culturels et commerciaux. La problématique privilégiée est double, la production bâtie étant mise en contexte à la fois politique et culturel. Y trouvent aussi leur place les organes de presse, qu’elle soit spécialisée ou populaire, qui, par certains de leurs articles et publicités contribuèrent à changer les mentalités, tout comme certains auteurs, attentifs à l’évolution de la société et de la culture. Liscombe et Sabatino portent aussi attention à l’industrie de la construction. Dans cette vaste fresque de l’architecture canadienne moderne, ils consacrent cependant peu d’attention à l’enseignement de l’architecture et encore moins à l’émergence de la profession d’architecte à la fin du XIXe siècle. Si la réforme de l’enseignement au contact des idéaux modernistes est abordée et les nouvelles orientations contemporaines considérées, l’instauration des premiers programmes d’architecture est à peine mentionnée, alors qu’ils sont des étapes cruciales dans sa professionnalisation, effet de la division du travail. Un tel manque est-il dû à une problématique dont l’horizon théorique est incertain ? Les notions de modernité, modernisation et modernisme sont au cœur de la narration, sans pour autant qu’elles ne soient précisément définies, ni référencées, aucune note n’accompagnant l’introduction. Leur usage se distingue de celui largement dominant, du moins parmi les chercheurs francophones, où les trois termes cernent les dimensions respectivement culturelle, technique et sociale, et esthétique des sociétés modernes et qu’adopte Jean-Louis Cohen dès la première page du livre dédié à la France, dans la série Modern Architectures in History. Dans Canada, les premières dénotent des étapes du développement politique, économique et culturel, la modernisation du tournant du XIXe siècle précédant la modernité de l’entre-deux-guerres, tandis que, tout en ciblant les années de la Reconstruction, le modernisme est associé au design, envisagé comme attitude et résultat formel. La thèse du livre est que le modernisme est toujours vivant, certes, « régénéré » depuis trois décennies. Cette idée de régénération en architecture, n’est pas nouvelle ; elle appartient à la théorie de l’architecture qui trace son devenir dans la perspective du développement durable. L’« héritage moderniste » est le sujet du dernier chapitre. Bien qu’issu des échanges internationaux, celui-ci est spécifique au Canada : il est de nature avant tout formelle. Les auteurs soulignent le pragmatisme et l’hybridité de l’architecture contemporaine canadienne, les architectes privilégiant la substance sur le spectacle et leurs productions reflétant la vastitude du pays, la diversité de ses paysages. Ils ne sont plus à la recherche d’une identité nationale, unique, manifestée par l’architecture et fondée sur la culture des « deux peuples fondateurs », comme le fit Alan Gowans ; ils sont attentifs à l’expression des aspirations locales, notamment celles des peuples autochtones, exemplaires en matière de gestion responsable de l’environnement, une qualité que tend néanmoins à éroder la mondialisation de la profession, l’intervention d’architectes étrangers, « nomades ». L’ouvrage s’adresse à un large public. Nous nous questionnons si la densité du récit, sa multidimensionnalité et l’inventaire foisonnant des réalisations architecturales et urbaines, est adapté à un tel lectorat, d’autant plus que les descriptions de nombreux édifices, voire leurs analyses, sont complétées d’une illustration restreinte. Pour terminer, nous ferons une dernière critique qui peut sembler paradoxale, étant donné que nous venons de souligner le souci d’exhaustivité des auteurs. Dans l’histoire relatée dans Canada, Toronto et Vancouver occupent une place prépondérante, jaugée, certes, à l’aune de celle accordée à notre univers de référence principal, Montréal et le Québec, et ses architectes. Quelques indices : une seule agence québécoise est porteuse de l’héritage du modernisme dans le chapitre conclusif, Saia Barbarese Topouzanov et pour une réalisation à l’étranger : le pavillon du Canada à Expo 2010, à Shanghai ; Melvin Charney n’est mentionné que pour son travail d’artiste, alors qu’il fut un acteur majeur de la mise en question du modernisme dans les années 1980 ; aucun Québécois ne figure parmi « les architectes modernes et contemporains les plus accomplis », Arthur Erickson, Peter Cardew, les Patkau, Shim Sutcliffe ou Brian MacKay-Lyons, et Architecture Québec, qui n’est certes pas une revue d’envergure canadienne, mais est une source de documentation précieuse sur l’architecture québécoise depuis 1981, est absent de la bibliographie. De tels manques auraient pu être évités si, à l’exemple de A History of Canadian Architecture de Kalman, sa rédaction avait profité des commentaires d’un comité-conseil, ce qui semble ne pas être le cas, aux dires d’auteurs. Nonobstant, Canada. Modern Architectures in History de Rhodri Liscombe et Michelangelo Sabatino est une contribution incontournable qui sera très utile notamment dans le cadre de l’enseignement et afin d’échapper au provincialisme. France Vanlaethem est professeure émérite à l’École de design de l’Université du Québec à Montréal. Vertical Divider
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