Exercices de lecture / Reading Exercises (vue d’exposition), 2015. Avec la permission de la Galerie Leonard & Bina Ellen. Photo: Paul Litherland.
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Exercices de lecture
Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia (Montréal) 18 novembre 2015 au 23 janvier 2016 Commissaire : Katrie Chagnon À l’automne 2015, la commissaire Katrie Chagnon présentait à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia Exercices de lecture, une exposition collective portant à réfléchir sur la place que prend la lecture dans le monde actuel. Au moment où, sous le couvert d’une « révolution numérique », plusieurs prétendent assister à une transformation radicale du mode d’accès traditionnel au savoir, les douze œuvres présentées réinvestissent plutôt cette pratique en la donnant à voir dans ses implications, son fonctionnement, son sens. Elles mobilisent les médiums des arts visuels afin de mettre en évidence les enjeux contemporains de la lecture. Comme l’indique le titre de l’exposition, le parti pris de la commissaire est d’attribuer à la lecture le statut d’exercice dans son sens physique, cognitif, politique et éthique. Résolument rangée du côté de l’action, de la praxis, elle est dans l’exposition déployée comme une activité d’imitation, de répétition, d’entraînement, une forme d’engagement complexe visant une amélioration de soi. Dans ces œuvres, on exerce la lecture comme on exerce une profession : on la pratique, on l’occupe. Devant ces œuvres, on regarde l’exercice dans toutes ses formes –transcrit, interprété, traduit ou performé – et dans toutes ses considérations – esthétiques, épistémologiques et politiques. Que ce soit dans la salle principale où est présenté le travail d’artistes canadiens ou dans les quatre salles secondaires dédiées aux artistes internationaux, le visiteur est appelé à considérer la lecture dans sa gestualité et son agentivité. Dès les premiers projets présentés, lire apparaît comme un geste, un mouvement du corps donné à voir et à analyser. Judicieusement installé dans la bibliothèque adjacente à la salle d’exposition, Index/Criminal Offenses, Chapter 11 (2008–2015) de l’artiste mexicain Ricardo Cuevas révèle l’intimité et l’intangibilité de la lecture en montrant deux œuvres littéraires hispano-américaines publiées en braille lu par des non-voyants, le recueil de nouvelles L’Aleph de Jorge Luis Borges et le roman Pedro Páramo de Juan Rulfo. Comme l’artiste a préalablement recouvert les premières pages de graphite, les doigts tachés des lecteurs donnent à voir sur les pages subséquentes un mouvement de lecture qui surgit comme le dessin évanescent d’un parcours intellectuel dont le sens est donné par la résistance résultant de la page dans sa matérialité. L’artiste a d’abord créé l’œuvre dans le contexte du Patriot Act où, à la suite des événements du 11 septembre 2001, le gouvernement étatsunien s’est doté de moyens légaux pour surveiller ses citoyens, notamment en consultant leurs emprunts dans les bibliothèques. Dans ce contexte, la lecture produit une trace qui peut être soumise au regard de celui qui surveille et contrôle, ce qui transforme l’exercice en quelque chose d’inquiétant et de menaçant. En entrant dans la salle principale de la galerie, le spectateur se trouve d’abord devant Retranscription de la Bible – Nouvelle traduction (2009–) de l’artiste québécois Simon Bertrand. L’artiste matérialise ici la lecture par la retranscription manuscrite intégrale de la Bible sur une seule feuille de papier (4,8 x 1,5 m) montée sur un cadre. Présenté ainsi, cet incontournable de la culture occidentale s’observe à la fois de loin d’un seul coup d’œil comme une œuvre visuelle et de près comme un texte qu’il est toujours possible de lire, quoique difficilement. Lorsque l’artiste, devant le public, le lit et le transcrit passage par passage, il éveille une certaine mémoire collective de la lecture biblique en rappelant que la Bible est issue d’une succession d’innombrables interventions – parfois millénaires – faites par des scribes, des copistes, mais aussi des exégètes, traducteurs et philologues, ce que d’ailleurs reflète la traduction choisie par Bertrand, une édition dite littéraire réalisée en collaboration avec des écrivains francophones contemporains. À son tour, l’artiste s’inscrit dans cette mémoire et actualise le texte, cette fois en le transformant en une œuvre d’art contemporain à lire à partir des habitudes interprétatives des regardants. Le geste prend encore un autre sens dans l’installation de Brendan Fernandes présentée dans la même salle. Dans Encomium I, II, III, l’artiste canadien d’origine kényane et indienne déconstruit en plusieurs langages la contribution de la lecture à la formation de l’identité. À partir du discours de Phèdre dans Le Banquet de Platon où la pédérastie est associée à l’honneur et à la vertu, l’artiste imagine une chorégraphie de ballet où deux hommes en justaucorps noir performent l’un devant l’autre les mêmes mouvements. La chorégraphie, présentée sous plusieurs angles sur trois écrans dans la salle principale de la galerie, a également été performée le soir du vernissage le long d’une ligne marquée au sol par l’inscription en code morse de « amour », « éros » et « désir », trois thèmes importants du texte de Platon. La notation chorégraphique fournie par l’artiste aux danseurs est également distribuée au public sous forme d’affiches empilées sur des socles. La vidéo, la danse, le morse et l’écrit multiplient les formes que peut engendrer la lecture, mais ces déclinaisons réaffirment toutes le rôle que celle-ci joue dans la constitution d’une identité queer. Avec Fernandes, lire devient une occasion de s’inventer, de se jouer, de se performer, de s’écrire dans une redéfinition constante de soi qui contourne l’impératif d’authenticité. Ainsi la lecture dans ces œuvres se fait geste. Présenté par Yves Citton dans Gestes d’humanités comme « un mouvement du corps […] qui exprime une pensée ou un sentiment », le geste est une mise en scène permettant « d’affecter autrui par l’intermédiaire d’une transformation de notre corps[1] ». En faisant de la lecture un geste, ces œuvres la convertissent en représentation, ce qui en accentue la visibilité. On peut alors l’observer, l’analyser, l’interroger, l’interpréter, bref, la lire. Le geste de lecture mis en scène ouvre alors à celui du spectateur, qui est ainsi invité à explorer la puissance d’agir de ses lectures, leur « agentivité[2] ». Parmi les projets d’artistes comme ceux de la Britannique Fiona Banner, de la Néerlandaise Nicoline van Harskamp et de l’Étatsunien Gary Hill, cette puissance d’agir de la lecture se trouve particulièrement manifeste dans le travail de l’artiste franco-marocaine Bouchra Khalili. Dans ses vidéos, elle propose une perspective postcoloniale de la manière dont l’Europe compose avec les enjeux d’immigration. La commissaire a choisi de présenter Mother Tongue (2012), le premier chapitre de la trilogie The Speeches Series de Khalili, où les voix individuelles de personnes migrantes – par ailleurs souvent invisibilisées – traduisent les tensions de l’espace politique européen à l’ère d’une économie mondialisée. Cinq migrants de la région parisienne récitent par cœur des textes politiques qu’ils ont eux-mêmes traduits dans la langue de leur région d’origine, dont le dari, le kabyle ou le wolof. Passés du texte imprimé à la traduction, puis mémorisés et récités oralement, les mots de Malcolm X, Abdelkrim El Khattabi, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Aimé Césaire et Mahmoud Darwish y sont présentés sous une forme réappropriée. Comme dans le travail de Fernandes, la lecture ici n’est pas seulement une occasion d’élaborer une écriture de soi[3]. Emprunter les mots des autres sert également à exprimer des enjeux sociopolitiques qui englobent et dépassent la subjectivité de chacun. En recontextualisant le déjà-dit par le dispositif citationnel imaginé par l’artiste, ces migrants élaborent un discours d’une profondeur sociohistorique évidente leur permettant de prendre parole, individuellement et collectivement. Ils parviennent, dans l’espace esthétique de l’art, à reconfigurer le partage du sensible, selon l’expression de Jacques Rancière, c’est-à-dire qu’ils agissent sur la distribution et la configuration de ce qui peut être dit, entendu, et raconté au sujet de l’immigration à notre époque. L’agentivité de la lecture devient alors franchement politique dans le sens où l’entend Rancière, « la politique [n’advenant que] lorsque ceux qui “n’ont pas” le temps prennent le temps nécessaire pour se poser en habitants d’un espace commun et pour démontrer que leur bouche émet bien une parole qui énonce du commun et non seulement une voix qui signale la douleur[4] ». La lecture est aussi initiatrice d’une prise de parole politique dans le projet #ReadTheTRCReport, mais s’élabore cette fois à l’extérieur du cadre esthétique des arts visuels. Ce projet a pour origine une invitation à produire collectivement une version audiovisuelle accessible sur le site YouTube du Sommaire exécutif du rapport de la Commission de vérité et réconciliation sur le système des pensionnats autochtones, version lancée initialement à l’été 2015 par Zoe Todd, Erica Violet Lee et Joseph Murdoch-Flowers. Motivés par le souhait « que ce rapport ne soit pas abandonné sur une étagère comme tant d’autres auparavant[5] », mais qu’il serve plutôt à rendre hommage aux victimes et à susciter des discussions sur les enjeux passés et présents des Premières Nations au Canada, les initiateurs ont voulu se servir de la lecture comme d’un porte-voix pour faire résonner haut et fort la vérité du « génocide culturel[6] » perpétré par le Canada envers les communautés autochtones. Avec la collaboration de No Reading After the Internet, un collectif vancouvérois organisant des lectures et des discussions publiques, Chagnon a aménagé un espace où le public est invité à visionner les vidéos et à contribuer au projet en participant à la production d’une version française de la lecture du rapport. En plus de sa dimension collaborative, l’espace met en évidence la possibilité de faire de la lecture une méthodologie. En effet, l’initiative des deux collectifs établit les conditions, les règles et le contexte à partir desquels la lecture peut devenir le lieu d’accomplissement du texte en acte. Lors d’un séminaire justement intitulé La lecture comme méthodologie organisé à Artexte en marge de l’exposition, les principaux acteurs du projet ont rappelé que la vérité n’est vraiment active que par l’intermédiaire de la parole. Ils souhaitent par leur initiative que la lecture à voix haute « mette un visage » sur le contenu du rapport, que chaque lecteur ressente une forme d’attachement face à ce qu’il lit, que lire permette d’incarner la vérité du texte ; ils espèrent aussi que la lecture « partage le fardeau[7] » de cette vérité, qu’elle provoque des « conversations embarrassantes », esquissant la voie vers une possible réconciliation. De ce fait, l’objectif du projet dépasse largement la simple diffusion du rapport. Il vise en quelque sorte une efficacité implicitement performative : les acteurs du projet veulent faire de la lecture du rapport l’un de ces cas où, ainsi que l’exprime J. L. Austin, « par le fait de dire, ou en disant quelque chose, nous faisons quelque chose[8] ». #ReadTheTRCReport rassemble le dire et le faire dans l’acte de lecture. Vérité et réconciliation, les deux enjeux de la Commission, se fondent alors en un seul et même geste. Telle est l’agentivité souhaitée par la lecture envisagée comme une méthodologie. Dans l’exposition, cette puissance d’agir de la lecture s’exprime le plus clairement par la rencontre de différents langages que provoquent les œuvres sous le mode de la traduction, d’une langue à l’autre, de l’écrit au verbal, au braille ou au morse, du textuel au performatif, au visuel ou au vidéographique, de la parole à l’action. Ces rencontres mettent en évidence l’existence de ce que Walter Benjamin a appelé un « pur langage[9] », un langage premier transcendant tous les autres. Ce langage commun devant lequel se trouvent finalement les visiteurs est ici celui de la quête de sens, noyau de toutes les manifestations artistiques. Évoluant dans la « forêt de la langue[10] », ils sont incités à se repenser comme lecteurs grâce à ces successions de traductions rendant visible le désir de chacun de produire du sens. L’exposition commissariée par Katrie Chagnon illustre l’importance de la lecture en insistant sur sa gestualité et son agentivité. À cet égard, les explorations formelles et considérations esthétiques du texte et de l’image sont subordonnées à la capacité de la vidéo, de l’installation et de la performance à accentuer la visibilité du geste de lire. Plus encore, les projets décrits ici convoquent le langage pour exacerber la capacité de la lecture de se faire action d’individuation et de résistance. Ce faisant, l’exposition se démarque notamment des expositions historiques Protocoles documentaires I et II (2007–2008) et Trafic: l’art conceptuel au Canada (2012) également présentées à la galerie universitaire dans lesquelles le langage était plutôt convoqué pour définir l’idée de l’art, sa nature, sa spécificité, ses modes de diffusion dans une perspective autoréflexive. Elle se distingue également des expositions étatsuniennes Postscript: Writing After Conceptual Art (Museum of Contemporary Art Denver, 2013) et Bibliothecaphilia (MassMoCA, 2015–2016) où les questions respectivement formelles de la transposition de textes dans le langage visuel et spatial de la bibliothèque comme lieu de lecture ne permettent d’aborder les possibles herméneutiques du geste de lire qu’indirectement. Dans Exercices de lecture, l’attention est dirigée vers les virtualités personnelles et politiques déclenchées par le geste de lire, et ce, particulièrement pour les groupes minoritaires à qui l’exposition accorde une place importante. Ultimement, cette visée intentionnelle de sens est ce qui est donné à réfléchir dans les performances de lecture. De ce point de vue, l’exposition semble ratisser très large, mais c’est justement en multipliant les exercices qu’elle parvient pleinement à susciter une nécessaire réflexion sur la lecture. À l’ère de la « révolution numérique », le geste de lire y est moins renouvelé qu’il parvient à défendre, par le biais des arts visuels, la place centrale qui lui revient. Benoit Jodoin est doctorant en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal et à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). [1] Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, 2012, p. 28–30. [2] Ibid., p. 29. [3] Il s’agit d’une référence au texte « L’écriture de soi » de Michel Foucault (Dits et écrits, tome IV, éd. par Daniel Defert et François Ewald, Paris, 1994 [1983], p. 417–432). [4] Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, 2004, p. 38. [5] Zoe Todd, « #ReadTheTRCReport. Executive Summary: Introduction Up to Page 8 », YouTube, 2015, https://www.youtube.com/watch?v=vW4lQfOfl3I&list=PLxPr_RIsvg9JJWoiRx2kl2v24r_pu7JbR&index=1. Ces propos sont rapportés par la commissaire dans le cartel décrivant l’espace aménagé pour le projet (sa traduction). [6] Commission de vérité et réconciliation du Canada, « Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada », Winnipeg, 2015, http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=891. [7] Ibid. [8] La notion de performativité ici fait référence aux travaux de J. L. Austin sur l’acte du discours : Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, 1970 [1962], p. 42 et 47. [9] Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », dans Œuvres, Paris, 1971 [1923], p. 270. [10] L’expression de Benjamin est reprise par Jacques Rancière sous la forme « forêt des signes » (Le spectateur émancipé, Paris, 2008, p. 16). Il s’agit pour le philosophe français de penser le spectateur en traducteur de l’œuvre d’art afin de déconstruire l’autorité sur l’objet que le cadre esthétique attribue généralement à l’artiste. Nous empruntons cette idée afin de souligner que les nombreuses traductions déployées dans les œuvres de l’exposition sont autant d’occasions de se repositionner en tant que lecteur sans pour autant qu’un point de vue particulier sur la lecture ne soit défendu avec autorité. Vertical Divider
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